VICHY ETAIT-IL FASCISTE?
Alain-Gérard Slama
Pourquoi ne peut-on pas confondre le régime de Vichy avec les autres fascismes européens, fussent-ils latins ? Quelles hésitations, quelles contradictions l'ont privé d'une dynamique qui l'aurait mené au bout de sa pente ? Autrement dit, Vichy n'aura-t-il pas bien mieux su ce qu'il voulait combattre que ce qu'il pouvait construire ? A ces questions, Alain-Gérard Slama répond par l'inextricable confrontation d'un projet et d'une culture. N'oublions pas, nous dit-il, que le Maréchal, « soldat-laboureur » ou vieil « instituteur » de la France, est enserré dans la culture républicaine, qu'il a lu Doumergue et que, somme toute, son régime fut « une apothéose de la résignation ». Voici l'héritage de 1789 assez vivace pour freiner la tentation fasciste.
La plupart des explications du phénomène fasciste, marxistes ou non- marxistes, peuvent être synthétisées autour des critères suivants : 1) un chef charismatique, doté de tous les pouvoirs, en qui se rejoignent les aspirations révolutionnaires des classes en déclin et les inquiétudes des conservateurs ; 2) une idéologie à la fois traditionaliste et « petite- bourgeoise », acharnée à faire disparaître les conflits de l'histoire - conflits économiques et sociaux pour le dépassement du capitalisme et du socialisme dans un corporatisme vertical dominé par l'Etat, conflits politiques par l'hypostase de la nation,
définie selon un critère religieux (au sens propre du terme), d'où sont nécessairement exclus tous les éléments exogènes et « inassimilables » ; 3) pour maintenir la cohésion des forces contradictoires réunies provisoirement autour de l'imago ambiguë du chef, ces expressions-limites d'une société schizophrène que sont le parti unique, la propagande, la police, et cet ultime recours, ce ciment prompt de la dernière chance que représente l'armée sur pied de guerre (avec ses inévitables retombées sur l'organisation interne du pouvoir).
Le mérite d'un tel modèle est d'être souple — c'est-à-dire qu'il peut servir de grille d'analyse aussi bien pour le fascisme proprement dit que pour le nazisme ou le phalangisme - et dynamique - c'est-à-dire qu'il intègre les conditions historiques de transformation de sa structure. Pour mon propos, il présente l'intérêt majeur de mettre en évidence les facteurs à la fois structurels et évolutifs qui interdisent de confondre le régime de Vichy avec les autres fascismes européens, voire simplement latins. Pourquoi ? Parce que, même si la personne du Maréchal a effectivement réuni autour de son mythe les idéaux révolutionnaires de la petite bourgeoisie et les craintes des possédants qui voyaient en lui le dernier rempart contre une revanche des partageux favorisée par la guerre ; même si la « révolution nationale » s'est voulue une idéologie de compromis entre le changement et la tradition, située « au-delà »
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