Gürcan Keltek • Réalisateur de New Dawn Fades
“Il y a un peu de psychogéographie dans tous mes films”
par Martin Kudláč
- Le réalisateur nous parle de l'évolution créative de son nouveau film, de son passage du documentaire à la fiction, ainsi que de l'interaction entre les influences ésotériques en jeu dans son travail
Gürcan Keltek a présenté son nouveau film, New Dawn Fades [+lire aussi :
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interview : Gürcan Keltek
fiche film], en compétition au Festival de Locarno. Cineuropa a rencontré le réalisateur turc pour discuter de l’évolution artistique que représente ce nouveau film, des défis qu'implique le passage du documentaire à la fiction, des synergies inattendues entre les influences ésotériques et de la psychogéographie complexe qui façonne dans ce film et le récit, et le tableau envoûtant qu'il propose d'Istanbul.
Cineuropa : New Dawn Fades marque votre passage du documentaire à la fiction. Quels défis et quelles opportunités l'entreprise a-t-elle présentés ?
Gürcan Keltek : L'Idée que j’ai développée initialement était plus dans une veine documentaire. Je passait littéralement mon temps avec le véritable personnage, et j'enregistrais en même temps beaucoup de sons et d’images. Cependant, au fil du temps, c’est devenu une fiction. Cette décision vient du fait que la réalité m'ennuie. Je voulais explorer le sujet plus en profondeur en inventant des choses chemin faisant. Nous avons donc décidé de faire un film de fiction qui empreinte son récit au documentaire, mais qui soit plus stylisé et repose davantage sur la mise en scène. Dans New Dawn Fades, le passage du temps devait s'effectuer différemment. Nous avons tourné de très longues improvisations avec les acteurs, parfois sur plus de trente minutes. Nous nous sommes enfouis dans des lieux réels et non des décors, comme on le fait quand on réalise un documentaire. À Istanbul, je voulais voir le visage des gens, leurs expressions et leurs réactions spontanées. Il y avait toujours cette pensée, cette envie de traquer l'"accident" qui fait qu'on se demande, si accident il y avait, si celui-ci serait magique, ou si quelque chose d'autre pourrait se passer. Quand je regarde le film maintenant, je me rends compte que mes parties préférées sont les moments où se sont produits ces fameux vrais accidents, ce qu'on n'avait pas du tout prévu de filmer.
New Dawn Fades est né de votre rencontre avec Akın Altın et de vos recherches sur un mouvement occulte et spiritualiste turc. Pouvez-vous nous raconter comme ces deux sources distinctes ont fini par converger dans un seul film ?
Ces deux histoires se heurtaient constamment l’une à l’autre pendant le développement du film. Je me suis lancé très tôt dans des recherches sur les sectes chrétiennes de la période byzantine, et puis j'ai décidé d'en créer une imaginaire inspirée du mithraïsme, un culte païen dont les adeptes croient que toutes les créatures ailées sont des dieux. Au tout début de la république turque séculaire, l’influence du philosophe et voyant Bedri Ruhselman sur l'occultisme moderne était énorme : son livre The Divine Order and the Universe est le Saint Graal du mouvement occulte. Malgré son éducation positiviste à l'occidentale, il a pris cette direction spirituelle très tôt, afin de conserver sa santé mentale. Mon personnage principal essaie aussi de se réfugier dans la religion pour rester sain d'esprit, mais il échoue. J’ai senti qu’il y avait connexion ésotérique entre ces différentes sources. Il y a un aspect tragique dans tout cela.
Le personnage d’Akın vit des expériences psychologiques profondes tout au long du film. Comment avez-vous abordé le travail de développement du personnage ?
J’ai inventé une chronologie avec les enregistrements audio et image que j’avais réalisés avec le vrai personnage. C’est ce qu'il lui arrive sur deux jours. Je crois aussi que les monuments et les vieux bâtiments ont des souvenirs. Je voulais qu’il entende ces souvenirs et que d’une certaine manière, ces édifices à Dieu lui parlent.
Vos prises sont longues. Elles durent parfois jusqu’à trente minutes. C’est un choix stylistique significatif. Qu’est-ce qui a motivé cette décision ?
Je voulais tout capter sans parasiter les acteurs. De fait, il y a beaucoup de moments "cringe" dans le film qui sont précieux pour moi. Il y a un côté "cringe" dans le fait d'être fou, et un côté honteux. C'est pour cela qu'il était important de faire des prises longues.
Travailler avec Peter Zeitlinger, le chef opérateur de Werner Herzog, a dû avoir un impact fondamental. En quoi sa sensibilité visuelle a-t-elle influé sur l’esthétique du film et sur votre approche de la narration ?
Peter est un génie. Quand on a un chef opérateur comme lui, on n'a pas besoin de beaucoup parler. J’ai vu les documentaires qu'il a faits avec Herzog et Ulrich Seidl : on y note une compassion à l'égard des gens qu'il filme. il comprenait ce que j’essayais de faire avec ce personnage central, et à partir de là, les choses se sont passées de manière très fluide.
La géographie d'Istanbul joue un rôle capital, car elle reflète l’état émotionnel d’Akın. Comment avez-vous choisi les lieux où vous avez tourné ?
J’ai passé beaucoup de temps dans les cimetières après la mort de ma mère, à peu près au moment où j’ai fait Meteors [+lire aussi :
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interview : Gürcan Keltek
fiche film]. Dans le film, je voulais qu’il entende toutes les sages personnes enterrées là plusieurs siècles plus tôt. Elles lui parlent. Les monuments et édifices à la gloire de Dieu remontent à loin historiquement, parce qu'Istanbul a été le berceau de toutes sortes de religion pendant des milliers d’années. Le film se termine dans ce site archéologique qui vient d’être découvert : c’est une colonie païenne. Il y a un élément de psychogéographie dans tous mes films. Je voulais explorer davantage cette matière dans ce film.
(Traduit de l'anglais)
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