Dania Reymond-Boughenou • Réalisatrice des Tempêtes
“Je pense qu'inconsciemment, j'ai envie de donner une couleur et une texture aux choses invisibles”
par Olivia Popp
- La jeune réalisatrice nous raconte comment elle s'y est prise pour redonner vie aux émotions enfouies pendant la guerre civile algérienne à travers différents éléments cinématographiques
Dania Reymond-Boughenou a présenté son premier long-métrage, Les Tempêtes [+lire aussi :
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interview : Dania Reymond-Boughenou
fiche film], en première mondiale au Festival international du film de Marrakech. La scénariste-réalisatrice réfléchit sur la douleur qui perdure et les traumatismes hérités de la période de guerre civile en Algérie à travers une histoire spéculative, avec une touche de fantastique, qui sert de véhicule pour déverrouiller des émotions connectée à la mémoire collective et au deuil.
Cineuropa : Votre film se passe pendant la guerre civile en Algérie, une période aussi connue comme la "décennie noire". Que vouliez-vous souligner sur ce contexte et cette période pour les spectateurs – ceux qui connaissent les faits comme ceux qui en savent moins ?
Dania Reymond-Boughenou : Je voulais vraiment parler des conséquences intimes de cette décennie noire. Je pense que nous avons besoin de rituels autour de la mort. La violence a, c'est un fait, empêché le travail de mémoire et de reconnaissance des gens affectés, y compris les morts, ainsi que toute obtention d'une forme de justice. Je voulais montrer un homme qui doit faire ce travail seul, parce que dans le contexte de la société dans son ensemble, c’est plus difficile.
Cet homme, Nacer, est celui qui a perdu quelqu’un qui lui est cher, mais son frère médecin Yacine est également hanté, à sa manière, par ses patients décédés.
Le sentiment de deuil affecte tout le monde. Même si on n'a pas perdu quelqu’un en tant que tel, on perd toujours quelque chose. Nous avons tous été affectés, tout le peuple algérien. Je pense aussi que la violence, la tristesse et la perte de mémoire continuent de circuler dans la population. Si on n’exprime pas la tristesse ou le besoin de dire adieu aux morts, cette tristesse et ce besoin de pleurer et de prendre le temps de faire son deuil s'emparent de vous et vous dominent. Je pense que ça circule encore dans la société algérienne, y compris dans la jeune génération, bien qu'elle n'ait pas vécu directement les événements traumatisants.
Ce qui est unique dans cette histoire, c’est que ceux qui reviennent de parmi les morts ont une véritable capacité d’action. Ils ne sont pas juste présents la nuit, ou confinés à la mémoire des vivants.
Ça s’est passé comme ça pour moi pendant le travail d’écriture, au début du scénario. J’essayais d’imaginer le personnage de Fajar, la petite amie de Nacer, mais c’était vraiment dur. Sans arriver à dire pourquoi, il était difficile pour moi de l’imaginer et de faire en sorte qu’on la sente vivante. Je me souviens qu’une nuit, j’ai compris d'un coup qu'en fait, ce personnage devait être mort. J’essayais de l’écrire dans le scénario comme une personne "normale", et ça ne fonctionnait pas, parce qu’elle était en fait morte.
L’élément fantastique de votre film se manifeste aussi à travers cette poudre ou substance jaune qui recouvre le sol, qui gagne ensuite du terrain.
Quand j'ai su que je voulais parler de la décennie noire, la première chose qui m'est venue à l'esprit, c'est cette poudre jaune. Je ne savais pas vraiment ce que cela signifiait, mais j'ai commencé à mener l'enquête avec mon personnage : c’est à travers l’écriture que j’ai compris le sens de cette poudre. Je pense que j’ai le désir inconscient de donner une couleur et une texture à l'invisible. À vrai dire, c'est à tout un personnage très spécial que nous avons donné vie, car nous concevions vraiment la tempête comme un personnage. J'ai donc essayé de faire en sorte qu'elle arrive très doucement.
Pouvez-vous nous en dire plus sur la musique de Dan Levy ? Elle est assez troublante, parfois même un peu menaçante.
Je connaissais son groupe de pop, The Dø, et j’ai adoré la bande originale qu'il a composée pour J'ai perdu mon corps [+lire aussi :
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interview : Jérémy Clapin
fiche film]. Quand j’ai vu ce film, je me suis dit que cette musique était très puissante, alors je lui ai tout simplement demandé de travailler sur mon film, et il a dit oui. Au tout début du montage, il a vu des images et il m’a envoyé une bande originale qu’il a composée très vite en regardant ces images. On a commencé comme ça.
Ce film étant votre premier long-métrage, avez-vous été, en le faisant, confrontée à des situations ou vécu des choses que vous veillerez à prendre en compte pour votre prochain film ?
Honnêtement, je n’avais pas imaginé que nous allions rencontrer autant de difficultés. Le fait que je veuille faire ce film en Algérie a rendu les choses très dures – d'autant que c’était pendant la pandémie de Covid-19, ou juste après. Je crois aussi que j’ai écrit le scénario d'une manière très particulière. L'élément narratif n’est pas très direct et j’ai laissé beaucoup de choses s'exprimer uniquement à travers les atmosphères du film. Je pense que cela a rendu la collaboration et la recherche de partenaires plus difficiles. Aussi, nous travaillions entre trois pays : la France, l’Algérie et le Maroc. Un grande partie des acteurs sont venus au Maroc d’Algérie, mais beaucoup d'autres personnes qui ont pris part au film étaient déjà au Maroc, donc c'était un gros défi, de créer un univers commun pour tout le monde.
(Traduit de l'anglais)
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